Chroniques

Boîte à livres

À livre ouvert

Je dois cette lecture de l’ouvrage d’Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini 1>Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini: produire moins, partager plus, décider ensemble, Ecosociété, 2019., à une simple boîte à livres trouvée par hasard, ainsi assurément qu’à toutes les personnes l’ayant nourri au fil de dons successifs.

Je ne m’en cache point: j’aime les boîtes à livres. Je les aime car elles me rappellent que nos sociétés n’ont pas complètement succombé à la logique marchande et que le don ainsi que le contre-don sont encore vivaces. Sans compter ce que ces boîtes font aux livres eux-mêmes en leur permettant d’échapper à un destin tout tracé – se faire une place sur les rayons d’une bibliothèque – et en leur trouvant, qui sait, de nouvelles lectrices et de nouveaux lecteurs.

Celui que j’ai entre les mains est immaculé: pas une page n’en est écornée, sa couverture est impeccable, son contenu vierge de traces de lecture. Est-ce à dire que l’exemplaire en question est «tombé des mains» de celle ou celui qui l’a acquis? Ou qu’il a été au contraire expressément acheté dans le but d’être offert à autrui? Je ne saurais le dire. Peu importe puisqu’à chaque livre répond son ou ses occasions distinctes de le lire (en partie ou en totalité) et, pour nous, de l’élire au rang de lecture fondamentale ou accessoire.

Pour l’heure, mieux vaut s’y plonger. Or dès la première page de l’avant-propos, me voilà «hameçonné». Cela tient à peu de choses. Une entame concrète, une franchise de bon aloi doublée d’un désir chez l’auteur de payer ses dettes – écrire c’est immanquablement recevoir toutes sortes de coups de main, de toutes sortes de personnes – en distribuant joyeusement les remerciements à qui de droit.

Un peu plus loin, à partir de la page 33 plus précisément, se trouve une pépite: une féroce mise en perspective du «développement durable» tenant en moins de trois pages. Pas étonnant si nous considérons que Guérir du mal de l’infini a vocation à être, pour ce professeur à HEC Montréal, un «petit livre simple sur la décroissance». Sachant bien sûr que l’idée de «décroissance» s’est affirmée dès le début des années 2000 comme un mot de combat contre cet insaisissable oxymore qu’est le «développement durable».

La doxa veut que celui-ci, dont la naissance officielle et l’intronisation datent respectivement de 1987 (Rapport Brundtland) et 1992 (Sommet de Rio), soit une réponse salutaire aux défis environnementaux et sociaux ayant émergé lors de la seconde moitié du XXe siècle. Plus rarement lit-on, comme ici, que cette doctrine a été élaborée avant tout afin de parer aux critiques (anti-productivistes, anti-consuméristes) visant le business as usual et le tout-à-la-croissance, verte ou non.

Ainsi que le montre avec brio l’auteur, que je me permets ici de citer longuement, cette doctrine est, une fois percée à jour, moins insaisissable qu’il n’y paraît: «Présentée comme une rupture dans la manière de concevoir ‘l’économie’, il s’agit en réalité d’un simple aggiornamento, consistant à promettre une meilleure prise en compte à l’avenir des questions écologiques et sociales, mais sans remise en cause de la croissance économique. Celle-ci est présentée comme non seulement compatible avec la justice sociale et le respect des limites biophysiques planétaires, mais encore nécessaire à la réalisation de ces objectifs. […]

Force est de constater que sa propagation ne s’est pas traduite par un ralentissement de la catastrophe écologique en cours, ni par une réduction des inégalités au sein de nos sociétés. Bien au contraire. Ce qui ne signifie pas qu’elle est restée sans effet. Rassurante et rassembleuse, tout en étant ardemment soutenue par de puissantes organisations, elle a certainement contribué à apaiser les vives inquiétudes exprimées au cours des décennies précédentes et à faire taire ou à marginaliser les critiques les plus radicales de notre civilisation. Autrement dit, elle a servi d’anxiolytique sur le plan psychologique et de contre-feu sur le plan politique, permettant ainsi aux dynamiques constitutives de notre monde de se perpétuer sans rencontrer trop d’obstacles. Vague promesse de changement, le ‘développement durable’ a permis surtout que rien ne change vraiment.»

Belle pioche donc que ce livre qui offre en si peu de lignes, et après si peu de pages, tant de choses à penser. Si belle que je serais tenté de le replacer dans une autre boîte à livres… à moins que cette recension vaille à son tour comme don.

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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